AU SUJET DE L’INTIMITÉ
- Posté par Guillaume Lemonde
- Catégories Articles, Démarche Saluto, Psychologie (Saluto Psychologie)
- Date 15 décembre 2023
AU SUJET DE L’INTIMITÉ
L’intimité n’est pas à réduire à ce que la pudeur demande de respecter. La pudeur est une disposition à éprouver de la gêne devant l’évocation de choses très personnelles et, en particulier, l’évocation de choses sexuelles. Or, si l’intimité est effectivement un espace que le sujet peut décider de soustraire au regard de l’autre, cet espace est plus profond encore que ce qu’il peut en connaître lui-même. Il existe avant même qu’il en ait conscience. Il existe de tout temps, puisqu’il est le lieu où veille l’essence de son être.
Nous nous méprenons au sujet de l’espace intime lorsque nous considérons le temps uniquement selon une flèche allant du passé vers le futur. En suivant une telle conception du temps, nous ne pouvons pas voir l’enfant autrement que comme le produit de ce qui a présidé à sa « construction ». Il est le résultat d’une antériorité, celui d’un codage génétique et d’influences diverses qui enrichissent son intériorité de sentiments, de points de vue qui en découlent, de pensées qui viennent en conséquence et de perceptions orientées par elles. Selon un tel point de vue sur le temps, l’enfant n’est unique que statistiquement : la combinaison des très nombreuses données qui le constituent est tout simplement suffisamment rare pour en faire une personne particulière. Quant à la sphère intime, on l’imagine alors dépendre elle aussi d’une antériorité : elle n’est rien de plus que ce que le sujet désire soustraire au monde selon la sensibilité qu’il aura acquise. Elle est l’expression d’un désir qu’il faudrait respecter, en particulier celui de ne pas froisser l’image que le sujet a de lui-même. En somme, elle est confondue avec l’expression d’une intériorité complexée ; ce qui explique pourquoi bon nombre de nos contemporains, favorable au contrôle de masse et à la transparence des données personnelles, conclue que si nous n’avons rien à nous reprocher, nous n’avons rien à cacher.
Or, à tout moment, vis-à-vis de ce qui nous détermine, nous sommes appelés à nous déterminer nous-même. Le contexte de notre vie, tout en présidant à la « construction » de notre personnalité, nous donne l’occasion de choisir ce que nous voulons. Il nous donne l’occasion d’exercer notre liberté : nous décidons de suivre ou de ne pas suivre ce qui se présente. Mais d’où provient notre aptitude à faire des choix ?
Même si, à notre insu, les choix que nous faisons sont déterminés eux-mêmes par une antériorité, le fait même d’avoir la possibilité de choisir ne peut l’être. Un déterminisme absolu ne nous laisserait aucune marge de liberté et au lieu de choix à faire, nous exécuterions ce qui doit l’être, telles des mécaniques, sans nous poser aucune question.
Ainsi, la possibilité de choisir ne peut pas s’expliquer lorsque nous croyons le temps orienté uniquement du passé vers le futur. Comprenons que si les situations que nous rencontrons nous offrent la possibilité de choisir, alors la possibilité de choisir nécessite que des situations se présentent. Autrement dit, la possibilité de choisir ce que nous ferons est postérieure aux situations rencontrées, et en même temps, c’est cette possibilité de choisir qui rend nécessaire ce qui se présente. Ainsi, ce qui en nous choisit est encore à venir par rapport à tout ce que nous vivons, et cette part à venir de nous-même advient à travers les choix que nous faisons. Elle advient à travers l’exercice de la liberté.
La ligne temporelle s’inverse. Lorsque nous exerçons notre libre-arbitre, nous sommes en train d’agir depuis l’avenir.
Bien évidemment, la part de nous-même, dont il est ici question, ne peut être qu’opaque à l’observation. Elle résiste à toute introspection, à tout travail psychologique. Elle est plus intérieure encore que ce que la personne peut explorer en elle. Comme elle ne dépend d’aucune antériorité, elle ne peut pas se prouver, juste s’éprouver au moment des choix que nous posons. En bref, elle a l’opacité de l’avenir.
C’est cet endroit, situé à l’avenir de nous-même, plus intérieur que toute intériorité que nous appelons l’intimité. Nous touchons en cet endroit à l’essence de notre source. Une source placée devant nous, et que nous rencontrons lorsque nous sommes présent à ce qui nous détermine.
- Lorsque nous découvrons la stabilité intérieure à partir de laquelle nous pouvons rencontrer les fluctuations des sentiments sans être mis à terre ;
- lorsque nous découvrons le recul à partir duquel nous pouvons rencontrer tout ce que le monde nous donne à percevoir sans être pris dans un chaos perceptif ;
- lorsque nous découvrons la persévérance qui nous permet d’avancer pas à pas et à partir de laquelle nous pouvons rencontrer les péripéties de la vie comme des opportunités pour décider du prochain pas, plutôt que comme des obstacles ;
- lorsque nous découvrons la confiance, cette activité intérieure qui n’attend rien de particulier et à partir de laquelle nous pouvons rencontrer les aléas de la vie, sans préjugés.
Ainsi, notre vie intime est le lieu de notre authenticité, un espace où nous ne pouvons pas nous mentir, ou nous masquer des malaises par une hypocrisie sociale. En ce lieu, nous sommes loin de ce qui a construit notre personnalité, loin des points de vue qui nous rendent fier et des sentiments qui nous plaisent, loin des valeurs pour lesquelles nous nous battons peut-être, bref, loin de tout ce à quoi nous nous identifions. « Il y a dans l’intime une désappropriation de soi qui n’apparaît jamais aussi clairement que lorsqu’un sujet accorde à autrui le privilège de tenir un discours vrai sur lui» (Ariane Bihleran, Psychopathologie du totalitarisme) ; un discours qui n’a rien à prouver, rien à revendiquer, rien à attendre, autrement dit, un discours libre, aimant et vrai. Cela évoque la thèse de Hegel, aussi simple que surprenante : « si la liberté et l’amour ne s’opposent pas, c’est parce qu’ils partagent la même définition. Être libre, comme aimer, c’est, en effet être “auprès de soi dans l’autre”» (Ariane Bihleran, ibidem). Non pas en soi avec l’autre, mais se découvrir en l’autre et de ce fait, l’aimer comme soi-même (Marc 12:31).
La vie intime s’éclaire à travers les rencontres auxquelles nous nous offrons. Elle est, dans l’ombre de notre exposition sociale, le réel facteur social. Sans intimité, pas d’amour, pas de liberté. « C’est la dissolution de l’intime, et non sa promotion sociale, qui explique le triomphe du narcissisme » (M. Fœssel, La privation de l’intime).
Guillaume Lemonde
Médecin, chercheur, développe et enseigne la démarche Saluto dans ses différents champs d'application. Après des études de médecine à Lyon, il découvre la pédagogie curative et la sociothérapie, alliant la pédagogie et la santé. Pour lui, la question de toujours est d’offrir l’espace et les moyens permettant à chacun de devenir acteur de sa vie. Il ouvre un cabinet en Allemagne où il poursuit ses recherches dans le cadre de l’éducation spécialisée, puis en Suisse.
À partir de l’étude des grands chapitres de la pathologie humaine, il met en évidence quatre étapes de la présence à soi et au monde (1995) et découvre et développe à partir de cette recherche la Salutogénéalogie (2007) et la démarche Saluto (2014).
Il donne des conférences et des séminaires de formation pour enseigner cette démarche.
Il est auteur de publications faisant état de ses travaux.
2 Commentaires
Merci pour cet article qui éclaire notre face blanche. Si je regarde du coté de la face noire… la pudeur n’est elle pas le voile qui permet qu’inceste, viol et autres abus de l’intime puissent avoir lieu, protégés qu’ils seront pas cette sainte pudeur, enfermant aussi ces personnes dans la nasse du passé par ailleurs? N’est ce pas le résultat d’un conditionnement social qui incite aux faibles de cacher aux yeux de tous, les abus des plus forts?
Vaste et magnifique sujet abordé avec clarté et simplicité permettant une Vraie compréhension….
à intégrer !🙏🏻